“Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur[1]”


À l’heure où la Cour suprême américaine revient sur l’arrêt Roe vs Wade, appuyée par les milieux évangéliques largement favorables à l’interdiction de l’avortement et une frange des catholiques[2] (rappelons que les juges les plus conservateurs sont catholiques), la nouvelle série documentaire Keep sweet, pray and obey permet une plongée dans l’embrigadement religieux et la misogynie la plus crasse.  

Depuis le 8 juin 2022, les Françaises et Français abonné·es à Netflix peuvent découvrir la série documentaire Keep sweet, pray and obey (soyez doux, priez et obéissez). Elle explore l’Église fondamentaliste de Jésus-Christ des saints des derniers jours, ou FLDS, branche sectaire des Mormons, en mettant la focale sur l’ascension de Warren Jeffs, « prophète » de la secte à partir de 2002. Forte de ses 10 000 membres (soit plus que le nombre d’habitant·es d’une ville comme Guingamp), la communauté de la FLDS vit en autarcie dans la ville de Short Creek, et pour partie à Eldorado, au Texas. Les fidèles n’ont pas le droit de travailler en dehors de la communauté, et les enfants ne peuvent être scolarisés dans des écoles publiques. Dans le présent article, nous mettons l’accent sur la persécution subie par les femmes. D’autres caractéristiques de cette secte sont ignobles, citons à titre d’exemples la consanguinité (80% des membres de la communauté sont descendant·es des deux créateurs de la FLDS), la dictature exercée par le prophète ou le « replacement » des enfants de parents exclus arbitrairement de la secte.  

Précisons que le visionnage de Keep sweet est difficile, et que la série n’est pas adaptée pour un public trop jeune ou trop sensible. Mais l’auteur de ces lignes vous la recommande grandement. 

La division sexuée des rôles  

Comme dans toute société, la communauté des Mormons fondamentalistes se fonde sur une division symbolique des tâches. Mais là où nos sociétés occidentales ont longtemps dissimulé et dissimulent encore l’injustice faite aux femmes en la légitimant par l’argument de la « complémentarité des sexes », la FLDS assume sa misogynie. Les femmes sont ouvertement considérées comme des objets, des propriétés dont l’unique propriétaire est le prophète Warren Jeffs, lequel les « loue » aux hommes de la communauté. Partant, ces non-sujets que sont les femmes n’ont même pas la liberté de choisir leurs habits ; leur sont notamment interdites les jupes courtes et les couleurs vives. Les femmes sont là pour enfanter, pour élever les enfants – et encore, les enfants sont souvent retirés à leurs parents sans raison valable – et ployer sous le joug des hommes. Elles n’ont souvent pas le droit de travailler, pas le droit d’étudier, et les loisirs ont été proscrits par Warren Jeffs une fois arrivé au pouvoir. Que leur reste-t-il ? La lecture. Mais les livres du « monde extérieur » ont également été prohibés par le gourou. 

Le titre de la série renvoie au motto de la secte, lequel est justement « keep sweet » (soyez doux), locution principalement réservée aux femmes. Il symbolise ce que Dieu attendrait des femmes, à savoir la douceur et, surtout, la docilité. Les femmes ne doivent pas s’énerver, « keep sweet ». Les femmes ne doivent pas se rebeller, « keep sweet ». Les femmes doivent obéir à leurs maris, « keep sweet ». Les femmes ne doivent pas se plaindre d’un viol, « keep sweet »… Dans cette communauté, elles ont un statut sensiblement similaire à celui des animaux. À tel point que, lorsqu’une partie de la FLDS s’est installée à Eldorado au Texas, les Texan·es ont trouvé cette église d’une misogynie outrageante. Oui, vous avez bien lu, les Texan·es. 

La polygamie, fantasme des misogynes

La FLDS institue un régime de polygamie obligatoire. L’on s’en serait douté, ce ne sont que les hommes qui peuvent avoir plusieurs femmes et non l’inverse – parce qu’elles sont, elles, des objets. Le dogme fondamentaliste explique même qu’il faut avoir au minimum trois femmes pour être certain d’entrer au paradis. Le mécanisme de domination et d’emprise du prophète est bien rodé : vous n’irez pas au paradis si vous n’avez pas trois femmes, or je suis le seul à pouvoir vous les donner puisque je contrôle la politique maritale de la communauté, donc je suis celui qui vous offre l’accès au paradis. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard – nous y reviendrons plus tard – si ce sont des femmes qui ont dénoncé au monde extérieur les agissements du prophète, et non des hommes. Ces derniers, disons-le, s’accommodaient bien d’une situation qui les favorisait. Un couple d’ancien membres de la secte, Lloyd et Myrna Wall, l’illustre bien. Alors que Myrna (qui était la première femme de Lloyd) décrit le fonctionnement de leur ménage polygame, Lloyd explique : « Vous comprenez, avoir plusieurs femmes à son service, c’est le rêve de tout homme ». Rappelons que Lloyd, comme sa femme, est sorti de la secte et est dorénavant un Américain lambda. La polygamie officielle de la secte entérine et prolonge l’éducation misogyne que reçoivent les membres de la secte. Ici, le concept de « causalité circulaire[3] » de Bourdieu est éclairant. La causalité circulaire correspond à une adéquation entre les mentalités individuelles construites et les structures objectives de l’espace social, autrement dit entre ce que l’on croit et ce que l’on voit : or lorsqu’on pense qu’une femme est un objet, et que de fait dans sa société elle n’est qu’un objet, alors l’un et l’autre renforcent l’infériorisation de la femme. Le prophète Warren Jeffs, quant à lui, a eu 78 épouses, dont 29 étaient déjà les femmes de son père, et 24 étaient mineures. 

 

 

Dieu ne distingue ni les mineures des majeures ni le consentement du viol 

Après avoir brièvement présenté l’histoire de la FLDS, nous découvrons dès le premier épisode le témoignage d’une ancienne membre de l’Eglise, mariée à 14 ans à Rulon Jeffs (le père de Warren Jeffs, prophète avant lui) alors âgé de… 84 ans. Et, « devoir conjugal » oblige, il n’a pas attendu qu’elle ait un âge plus avancé pour la forcer à avoir des relations sexuelles. L’Amérique était au courant qu’une Église polygame existait dans l’Utah et au Texas, et s’en accommodait très bien. Toutefois, lorsque des rumeurs de mariage avec des mineures ont éclos, elle s’est heureusement scandalisée. Les filles, sans avoir leur mot à dire, étaient régulièrement mariées mineures à des vieux mâles. Une fois le prophète tombé dans les mains de la police – notamment en raison de ses mariages avec des mineures –, la défense s’est évertuée à expliquer que, chez les Mormons, « Dieu ne distingue pas de frontière entre la mineure et la majeure ». Dès lors qu’une femme est pubère, elle est apte à enfanter, donc à se marier. 

Mais pour que le modèle marital se perpétue – de vieux hommes épousant plusieurs jeunes filles chacun – les jeunes garçons de la communauté en sont régulièrement expulsés, et se retrouvent seuls dans les rues de l’Utah. Ces jeunes filles, comme les plus âgées, sont astreintes au « devoir conjugal ». Dans le vocabulaire des membres de la communauté, limité à ce que les enfants ont entendu de la bouche des autres fidèles, le mot « viol » n’existe même pas. Un témoignage d’une femme mariée très jeune est édifiant, elle explique avoir ressenti toute la violence symbolique et physique des viols conjugaux de son mari sans pouvoir mettre un mot dessus, et donc sans pouvoir appréhender son mal-être. Méthode orwellienne. Si le mot n’existe pas dans leur vocabulaire ce n’est pas un hasard : lorsqu’une femme (c’est le cas d’une des personnes interviewées dans la série) se plaint auprès du prophète des viols subis, celui-ci leur rétorque qu’il ne peut y avoir de relation sexuelle forcée puisque le mari détient le pouvoir de décider. « Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur » précise la Bible. On imagine, au visionnage de la série, les milliers de vies brisées. Toute la vie de la communauté est enregistrée, en vidéo ou audio, et ce qui a fait choir Warren Jeffs est un enregistrement audio dans laquelle on l’entend violer sa nouvelle femme, une fille de 12 ans. 

Victimes et résistantes, le rôle des femmes 

Ironiquement, ces humains de seconde zone que sont les femmes dans la communauté sont celles qui auront réussi à abattre Warren Jeffs. Elisa Wall, mariée mineure à Allen Steed, avait, à 17 ans, déjà fait quatre fausses couches et donné naissance à un enfant mort-né. Après avoir rencontré un ancien membre de la FLDS par hasard – précisons que même si la communauté vit en autarcie, chacun est libre d’aller et venir, il n’est pas interdit de fuir –, elle en tombe amoureuse et décide de quitter l’Église. C’est « grâce » à son mariage que la justice américaine est parvenue à ouvrir un procès contre Warren Jeffs pour complicité de viol. S’en est suvi un chassé-croisé entre la police et le prophète au cours duquel la police a finalement découvert les enregistrements accablants cités plus haut. Plusieurs femmes qui ont fui la secte se sont liguées contre Warren Jeffs lors de son procès. Elles ont mené bec et ongles le combat médiatique et juridique pour enfin faire condamner le prophète criminel. Sa défense, assez scandaleuse, a mis en avant la prétendue persécution religieuse que l’État faisait subir à la FLDS, prouvant par là même que fanatisme religieux et dignité des personnes, en l’occurrence celle des femmes, sont incompatibles. L’actualité américaine nous y invite, ne cédons pas un millimètre de terrain aux bigots dans le combat pour les droits des femmes. 

Milan SEN


[1] Saint Paul aux Éphésiens 5, 22.

[2] Selon un sondage de l’Institut Pew Research Center de 2019, 56% des catholiques américains estimaient que l’avortement devait être légalisé « dans tous ou la plupart des cas », alors que 77% des évangéliques blancs jugeaient que l’avortement devrait être illégal dans la majorité des cas.

[3] Bourdieu, Pierre. « La maison ou le monde renversé [1] », , Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de « Trois études d’ethnologie kabyle », sous la direction de Bourdieu Pierre. Librairie Droz, 1972, pp. 45-59.

Source photographie :  Netflix, 26 mai 2022, Keep Sweet: Pray and Obey | Official Trailer | Netflix. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=UbhNxmwh_qc

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